Prévention et résolution des conflits auprès des étudiants de l’Université Catholique de Lille à travers un cours Service-Learning
Connaître le passé signifie agir sur le présent et penser le futur :
ne pas oublier, pour ne pas répéter.

« Histoire – Politique – Mémoire » est l’intitulé d’un cours électif à ESPOL, l’école des sciences politiques de l’Université catholique de Lille (UCL), porté par Francesca Tortorella, enseignante-chercheuse en histoire, en partenariat avec Dido Mulumba, président de la Fondation MULUMBA International pour les Personnes d’Ascendance africaine (FMI-PAD Network). Les étudiantes et étudiants sont accompagnés pour devenir des « médiateurs d’une mémoire partagée, globale et humaniste » autour de deux sujets majeurs : la transmission des valeurs de dignité humaine en faisant mémoire de l’Holocauste au XXIe siècle et le travail de mémoire entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne à partir du passé colonial. Cet article se penche surtout sur ce dernier sujet.
Au cœur de la pédagogie du cours, il y a la rencontre. En particulier, les étudiants ont l’opportunité d’échanger et d’apprendre, en écoutant la parole des réfugiés d’Afrique subsaharienne, porteurs d’une mémoire individuelle, mais également témoins d’une histoire collective. Ce cours a pu naître grâce à un protocole d’accord signé entre l’UCL et le FMI-PAD Network. Ce dernier a lancé sans tarder une recherche dans son réseau des personnes prêtes à témoigner.
Le cours « Histoire, politique, mémoire » se base sur la pédagogie du Service-Learning, en français « apprentissage par le service ». Il s’agit d’intégrer le « service » à l’autre, à la communauté, au sein d’un cours universitaire. Les étudiants participent à des activités de service qui sont liées à leur domaine d’études et qui contribuent à leur apprentissage tout en répondant aux besoins de la communauté. Cette approche combine connaissances académiques et expériences sur le terrain, offrant ainsi aux étudiants l’opportunité de mettre en pratique les concepts théoriques appris en classe tout en s’impliquant de manière significative dans la société. Le Service-Learning vise à favoriser le développement des compétences sociales, civiques et professionnelles des étudiants et à nourrir leur responsabilité et leur sens de l’engagement envers la collectivité. Cette pédagogie innovatrice a émergé en Amérique latine à cheval entre le XIXe et le XXe siècle comme réponse à la fois aux besoins des communautés locales et aux objectifs éducatifs des institutions d’enseignement supérieur. Depuis lors, elle s’est répandue dans de nombreuses universités à travers le monde et est devenue une composante importante de l’éducation universitaire dans divers domaines d’études, comme l’expliquent Thierry Magnin et Yves Vendé, protagonistes de la mise en place de cette pédagogie à l’UCL, dans leur article « Service-learning et tranformation humaine », paru dans la revue Études en 2023.
Le cours Service-Learning « Histoire, politique, mémoire » naît de la rencontre fortuite entre Francesca Tortorella et Dido Mulumba, alors que le FMI-PAD Network était en plein développement des activités dans le cadre de la résolution AR/68/237 de l’ONU (2015 – 2024 décennie des personnes d’ascendance africaine) et l’Université catholique de Lille de la pédagogie du Service-Learning au sein de ses écoles et facultés grâce au travail, depuis déjà trois ans, de l’équipe transversale Humanités UCL, dirigée par Thierry Magnin, Président-recteur délégué aux Humanités.
Le cours « Histoire, politique, mémoire » s’inscrit parfaitement dans la thématique de la prévention et de la résolution des conflits, en mettant en exergue l’importance de la mémoire comme élément essentiel du « vivre ensemble ».
En effet, la pédagogie du Service-Learning permet aux étudiants de s’engager activement dans la prévention des conflits en favorisant la compréhension mutuelle, la reconnaissance des injustices passées et la promotion d’une mémoire collective inclusive. Ils contribuent ainsi à la construction d’une société plus juste et plus pacifique. Pour aborder ce sujet, nous avons suivi une double approche. D’un côté, nous nous sommes penchés sur les façons de faire mémoire en ce qui concerne l’Holocauste : comment transmettre cette mémoire aux jeunes du XXIe siècle pendant que les témoins disparaissent l’un après l’autre ? Est-il possible d’aborder des événements tellement tragiques pendant un concert ou en tout cas en sortant du « musée » et de la « commémoration » ? L’objectif est de garder cette mémoire et y tirer des leçons pour notre présent, une mémoire qui ne soit pas rhétorique et qui puisse s’adresser à l’ensemble de l’humanité, en combattant toute pensée négationniste et relativiste de plus en plus répandue en Europe et dans le monde. De l’autre, nous nous sommes penchés sur l’histoire des Afriques subsahariennes et des mémoires du colonialisme, en proposant une approche narrative qui met en avant l’expérience des personnes issues de l’émigration africaine en Europe.
A ce propos, nous avons d’abord mis en contexte la problématique de l’adaptation culturelle des jeunes issus de familles africaines en Europe, ainsi que l’importance de préserver les valeurs culturelles tout en favorisant leur intégration. Les parcours des jeunes immigrés africains sont parsemés de plusieurs défis qu’ils rencontrent en matière d’adaptation culturelle et d’identité dans leur nouveau pays d’accueil. Dans ce cas-ci, nous considérons ces personnes comme étant de l’immigration de la première génération. Chemin faisant, elles vont être emmenées à s’intégrer d’une façon ou d’une autre afin de continuer leur séjour en Europe. Mise à part ceux qui sont en missions de service (+- 15% d’entre eux), les étudiants boursiers ou non (+- 20 %), les conjoints/conjointes ayant suivis leurs partenaires, les autres (50 %) sont pour la plupart du temps en Europe pour des raisons de sécurité et fuient leur terre natale à la recherche de la paix et de la stabilité. Nous y reviendrons dans un autre article qui traitera plus sur les raisons de l’exode rural en Afrique,continent aux enjeux géostratégiques globaux.
Dans nos différentes séances, nous avons abordé les stratégies pour aider les jeunes à s’intégrer tout en préservant leur culture : des programmes de mentorat interculturel, des clubs ou des associations culturelles, des cours de langue et de culture. Ces initiatives peuvent aider les jeunes issus des familles d’Afrique subsaharienne à s’intégrer en Europe tout en préservant les valeurs positives de leur culture d’origine. Les supports pédagogiques utilisés dans le cours sont variés pour apporter une dimension visuelle et narrative au cours en intégrant des vidéos, des documentaires ou des témoignages visuels qui illustrent les concepts abordés. Ces supports ont facilité la compréhension et l’engagement des étudiants en leur offrant des perspectives différentes sur les thèmes de la politique mémorielle, du multiculturalisme et de la coexistence pacifique.
Le Service-Learning comme outil de prévention et de résolution de conflits internes et identitaires est la pédagogie au cœur du cours pour aider les jeunes à comprendre les conflits internes et identitaires et à s’engager dans le service, ce qui permet à certains de valoriser leurs racines culturelles d’origine et à d’autres de côtoyer des concitoyens issus d’autres cultures et nationalités. La jeunesse étant l’avenir, quoi de plus beau qu’une jeunesse multiculturelle ayant une compréhension mutuelle pour diriger le monde de demain ?
La rencontre avec des personnes adultes de la première génération est une démarche qui a été choisie au sein du cours « Histoire, politique, mémoire » afin de permettre aux étudiants de se saisir de témoignages de vécu, rarement mis en exergue au sein de la société civile, mais aussi au sein des familles ayant des origines subsahariennes. Le travail du FMI-PAD Network a permis de trouver des témoins volontaires issus de la République Démocratique du Congo. Les étudiants sont en train de réaliser un rapport, dans lequel ils vont mettre en exergue ce qu’ils ont appris, et ressenti, par cette « expérience de la rencontre ». Ce rapport promet d’être enrichissant, au contenu scientifique et à la forme créative, et méritera certainement d’être partagé au-delà des « murs académiques ».
L’équipe qui pilote ce cours est attendue au Forum Permanent des PAD’s à l’ONU en avril 2024. La possibilité de présenter ce travail à l’ONU est une étape importante qui permettra de contribuer à l’échelle internationale et de sensibiliser à l’importance de l’intégration des populations immigrantes et des initiatives de « service » envers la collectivité. Quant au lien avec les thématiques des PAD de l’ONU, les trois thématiques du Programme d’Actions de Durban (PAD) de l’ONU, à savoir la Reconnaissance, la Justice et le Développement, les étudiants ont été accompagnés afin de saisir l’importance de la mémoire collective dans la promotion de ces objectifs. Nous avons examiné, par exemple, comment les politiques mémorielles influent sur la reconnaissance des droits de l’homme et des identités culturelles, ou comment la justice historique contribue au développement d’une société plus inclusive et équitable. Au travers du Service-Learning, le cours a permis aux étudiants de s’impliquer dans des projets concrets qui répondent aux enjeux sociaux liés à la mémoire collective et à la coexistence pacifique. Cela a pu inclure des initiatives de sensibilisation, de plaidoyer ou de travail communautaire, qui visent à promouvoir le dialogue interculturel et la compréhension mutuelle. Les besoins individuels des étudiants ont été centraux en termes d’enseignement et d’accompagnement : des méthodes d’apprentissage actives, des séances de discussion en petits groupes et des activités de réflexion personnelle ont encouragé les étudiants à explorer leurs propres perspectives sur les sujets abordés et ils ont librement choisi des sujets afin de donner une contribution réfléchie et personnalisée en lien avec les trois thèmes (reconnaissance, justice et développement).
En combinant les compétences d’éducateur, psychopédagogue et cinéaste de Dido Mulumba et d’historienne et enseignante-chercheuse de Francesca Tortorella, les étudiants ont été accompagnés et encadrés, tout en gardant une forte autonomie et un esprit d’initiative, afin de comprendre la relation triangulaire qui lie l’histoire, la mémoire et la politique. La rencontre avec des témoins d’une expérience douloureuse, telle que l’émigration pour des raisons de sécurité, a enrichi le débat et la réflexion des étudiants, en leur permettant à la fois de s’ouvrir à des perspectives différentes sur des enjeux politiques et sociaux et de mieux comprendre les réalités vécues par les communautés issues de l’immigration subsaharienne en Europe. En exposant les étudiants d’ESPOL à des récits et expériences issus de l’immigration africaine, nous avons contribué à déconstruire les stéréotypes et préjugés souvent associés à cette communauté, à sensibiliser à la diversité culturelle et à encourager le respect mutuel entre les différentes communautés. Cela a favorisé une vision plus nuancée et empathique des réalités migratoires dans le but d’encourager l’inclusion sociale.
Dans un contexte mondialisé et multiculturel, il est essentiel pour les étudiants européens de développer des compétences interculturelles et une sensibilité aux enjeux de diversité. En intégrant des perspectives issues de l’immigration africaine, nous les avons préparés à évoluer dans une société de plus en plus diversifiée et interconnectée.
La connaissance de l’histoire, la promotion de la mémoire et le rôle de la politique s’entrecroisent afin de sortir d’une mémoire rhétorique et mettre en pratique les valeurs dont la mémoire peut être porteuse. La mémoire de l’Holocauste est actuelle et universelle, non seulement parce que l’antisémitisme est encore fortement présent en Europe, mais aussi parce qu’elle nourrit un engagement constant en défense de la dignité de toute personne humaine. La mémoire de l’esclavage et de la colonisation, mais aussi l’actualité du néo-colonialisme et du racisme, est aussi porteuse des leçons essentielles pour les relations euro-africaines et pour la co-construction d’un avenir commun basé sur la justice, l’égalité et le respect mutuel. La reconnaissance des injustices est fondamentale pour établir une base de vérité et de réconciliation. Une responsabilité historique et morale des États qui ont bénéficié de ces injustices implique, par exemple, de reconnaître les avantages économiques et sociaux acquis au détriment d’autres peuples, et de travailler ensemble afin de réduire le fossé entre les régions du monde. Les erreurs du passé soulignent la nécessité de lutter contre les inégalités sociales et économiques afin de promouvoir la justice sociale et ainsi garantir l’égalité des chances, l’accès équitable aux ressources et la protection des droits de l’homme pour toutes et tous.
En termes de conclusions, nous mettons en exergue cette démarche citoyenne dans un contexte universitaire avec une vision humaniste de haut niveau et le rôle crucial que joue l’éducation dans la transmission des valeurs et la sensibilisation au dialogue et à la compréhension mutuelle, des éléments essentiels pour co-construire un avenir pour toutes et tous. Il est aujourd’hui nécessaire d’intégrer ces questions dans les programmes éducatifs afin de promouvoir la tolérance, le respect et la non-discrimination dès le plus jeune âge et, ainsi, d’éviter la répétition des erreurs du passé. Cela implique de remettre en question les structures et les systèmes éducatifs d’aujourd’hui, de promouvoir la participation citoyenne et de défendre les droits de tous les individus, indépendamment de leur origine ethnique, de leur religion, de leur genre ou orientation sexuelle ou de leur statut socio-économique. Faisant ainsi nous pourrions répondre en grande partie aux attentes de la résolution de l’ONU AR/68/237 et clôturer en beauté la décennie y consacrée avec ses trois thématiques (Reconnaissance – Justice – Développement).
L’actualité de l’enjeu mémoriel fait du cours Service-Learning « Histoire, politique, mémoire » d’ESPOL à la fois une réponse et un outil, en adéquation avec les enjeux de cette résolution et les défis politiques d’aujourd’hui autour du « vivre ensemble », du multiculturalisme et du respect réciproque : comment devenir des « bâtisseurs de ponts » entre les différentes mémoires et histoires qui (co-)habitent dans notre société ?
Dido MULUMBA (FMI-PAD Network) et Francesca TORTORELLA (Université catholique de Lille)